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Le Domaine du Triskell Rouge, une Arche de Noé, mais en mieux

Alexandre Reis et Alexandre Laverty sont peut-être de deux générations différentes mais cela ne les empêche pas de se retrouver sur une vision commune, et d’habiter sous le même toit, accessoirement ! Les deux amis, vivent et travaillent depuis 2014 au Domaine du Triskell Rouge, une vieille seigneuriale datant de 1764, à Évran, dans les Côtes d’Armor en Bretagne.



C’est autour d’une saucisse maison déglacée au cidre, au caramel beurre salé et au pralin, accompagnée de fèves au beurre, et en écoutant les deux Alexandre et leur ami Valentin, premier producteur de gingembre breton, que je comprends dans quel esprit s’articulent les différentes activités du Domaine.


Crédit photos © : Ventre Archives



Le premier Alexandre, doyen de la colocation, a eu plusieurs vies, notamment une dans la haute couture, mais a tout quitté pour se former en express auprès de la Chambre d’agriculture, avec le projet de mettre sur pied “une ferme authentique”, à taille humaine. Le second a été paysagiste en Vendée avant de rejoindre son acolyte en Bretagne. (Un troisième larron, dernier bras du Triskell, également associé du domaine, vit également avec eux, mais ne travaille pas sur la ferme). Leur projet peut sembler un peu fou, à rebours des grosses exploitations maraîchères et d’élevage qui font légion en Bretagne, mais il peut aussi inspirer tant il est empli de bon sens. À titre d’illustration, il y a quelques années le Domaine a fait le choix de délaisser la certification bio pour s’affirmer en tant que ferme naturelle, raisonnée, au plus proche du rythme des saisons. “La certification bio ? Trop contraignante ! On paye beaucoup pour remplir les critères, on doit le répercuter sur nos prix, et au final celui qui est lésé c’est le consommateur. Ce n’était pas notre état d’esprit” raconte Alexandre R. Ici, pas de pesticides ou d’engrais chimiques. “C’est bien simple, il n’y en a pas chez nous ! Et même notre bouillie bordelaise, on ne l’utilise pas” me dit Alexandre L. en riant. Aujourd’hui, la ferme vit grâce à la vente du safran aux chef.fe.s de la région, mais aussi grâce à la vente de viande de cochon et de produits transformés.



La ferme des deux Alexandre, en un mot, c'est l’Arche de Noé version breizh. Trois bovins, dont un aux origines Wagyu, un cheval de trait, un vieil âne, quelques biquettes et un bouc aux longues cornes, une truie de près de 500 kilos et quelques cochons Piétrain nourris à la mâche bio, des poules, des dindons, des perruches, des canards de Rouen, des abeilles, une carpe Koï, et deux chiens. Tout ce petit monde est élevé en plein air. Mais aussi un champ de safran (sur lequel les bovins, l’âne et le cheval paissent tranquillement). Un champ multi-cultures où l’on retrouve une variété incroyable de plantes aromatiques, d’arbres fruitiers et de fleurs. Une mini boutique où ils vendent leurs produits transformés (rillettes de cochon au safran, nectar de prune ou vinaigre de cidre au safran ou à la figue, entre autres !) et ceux de leurs collègues agriculteurs. Une serre baignée dans une lumière douce et agrémentée d’une multitude de cactus et de plantes grasses, où les deux compères testent plusieurs variétés d’agrumes et de fruits et plantes exotiques : citron commun, main de Buddha, yuzu, combava, citron caviar, christophine, avocat, fruit de la passion, ananas, mangue, piment oiseau, piment de la Réunion, piment d’Espelette, Morelle de Balbis (plus communément appelée tomate litchi), et sucre des Incas. Lorsque je demande si je peux goûter à ces beautés, on me répond “tout se mange ici !”, pour mon plus grand plaisir. Et c’est ainsi que je découvre la mertensia maritima, cette incroyable plante grimpante au goût… d’huître !





C’est aussi dans cette serre qu’ils font germer leurs plants de riz dans des galets de tourbe pour les solidifier pendant quelques semaines avant de les mettre en terre dans un champ proche du Domaine. En effet, les deux Alexandre sont les premiers agriculteurs de Bretagne, mais aussi les plus au nord de l’Europe, donc a fortiori du monde, à faire pousser du riz, habituellement cultivé dans des contrées plus méridionales et plus humides. En 2019, ils réalisent leur première récolte de ce riz qui a la particularité d’être de couleur vert émeraude, avec des notes de quinoa, châtaigne, noisette et vanille. Ils organisent d’ailleurs une dégustation auprès de chef.fe.s de la région qui ont l’air particulièrement intéressé.e.s par cette nouvelle céréale locale.



Quand les deux Alexandre se lancent dans leur première rizière, en 2015, ils suivent les préceptes communs de la culture du riz et immergent leurs plants. Mais une visite d’homologues Maliens sur leur parcelle les fait changer d’avis : peut-être serait-il préférable de tirer bénéfice de la qualité du sol qu’ils ont à leur disposition ? En effet, le Domaine du Triskell Rouge est localisé en zone humide, zone où l'eau est le principal facteur de développement de la faune et de la flore.  Il leur est alors conseillé de ne pas immerger leur riz, mais le laisser s’abreuver de l’eau présente en grande quantité à quelques mètres sous ses racines. Et cela fonctionne ! Bonus : les cultures rizicoles sont aujourd’hui pointées du doigt pour leur contribution massive à l’émission de méthane et de protoxyde d'azote, mis en cause dans le réchauffement climatique. Or le riz “sec”, non immergé, tel qu’il est cultivé par les deux Alexandre, n’émet pas de gaz de la sorte. Pour l’instant, le riz breton n’en est qu’à sa phase d’expérimentation et doit encore faire ses preuves avant d’être éventuellement commercialisé. Mais l’idée est là.



Les deux amis doivent encore se mettre d’accord sur le brevetage. Nécessaire, incontournable ? Ou bien peuvent-ils s’en passer ? Le plus jeune ne souhaite pas que leur riz soit protégé, et souhaite que cette semence paysanne puisse bénéficier à tous, sans limite. Le doyen y est favorable : “Je veux éviter que de gros producteurs intensifs s’accaparent et déposent un brevet pour notre riz. Ce serait dommage de payer pour avoir à l’utiliser ! Une fois que tu obtiens ce brevet, tu deviens maître semencier. Tu peux alors faire ce que tu veux de ton riz, le donner, le vendre”. Celui-ci va même plus loin : “Je veux créer une coopérative rizicole grand Ouest dans laquelle nous donnerions aux agriculteurs qui le souhaitent des semences de ce riz breton. En contrepartie, ces agriculteurs devraient redonner à la coopérative une commission sur les ventes réalisées”. Alexandre R. a déjà bien réfléchi à la structure de cette coopérative, qu’il souhaite inspirée du modèle de Kokopelli (association française qui distribue des semences bio libres de droits et reproductibles dans le but de préserver la biodiversité semencière). Il a même déjà planché sur le cahier des charges de ce riz breton. “Un riz non traité, naturel, sans ajout d’eau. Semé et récolté traditionnellement, à la faucille. Qui reste complet, c’est-à-dire un riz dont on a enlevé la première enveloppe mais qui n’est pas blanchi. Et puis bien sûr un respect de l’écosystème végétal et animal induit par la culture de ce riz” (lors des premiers essais de riz menés depuis 2015, ils ont tous deux noté le retour dans leur parcelle de certaines espèces animales, dont les grenouilles vertes, “une espèce de batraciens qui avait jusqu’alors disparu !”). Mais le processus pour faire rentrer une semence paysanne au Catalogue officiel est un parcours du combattant, “un combat perdu d’avance” souligne Alexandre L., car les critères à remplir sont trop contraignants. “Et puis même si notre semence de riz était libre de droits, il faut savoir que le riz est difficile à resemer. Il faudrait qu’on vienne nous voler des kilos de riz parvenu à maturité dans notre champ. Et celui qu’on achète dans le commerce n’est pas apte à être semé. Donc il y aurait une forme de contrôle naturel ”. Affaire à suivre donc.


Alexandre R., l'homme aux mille et une vies, rêve aussi d’ouvrir bientôt les portes du Domaine aux gourmands, en leur permettant de venir goûter à sa cuisine généreuse, faite à partir de produits cultivés et fabriqués dans leur ferme. Une pergola dans la cour, une cuisine extérieure, “des produits qui ont du goût, des formes”. Ça donne envie !


Lorsque ma visite touche à sa fin, et que je croise un tracteur Ford sans âge, garé à côté d’une botte de foin sous la grange, je ne peux m’empêcher de me dire qu’il y a du bon à revenir à des tailles de fermes plus petites, plus raisonnées, qui font vivre en harmonie l’homme, le végétal et l’animal. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que je reviendrai déguster cet étonnant riz vert des deux Alexandre, ainsi que leur vinaigre de cidre maison que j’ai pu goûter plus tôt, en plongeant le doigt dans une grosse citerne entreposée dans leur arrière-cour. Il faut du temps, pour faire les choses bien !




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